Les équipes éducatives et les personnels administratifs des écoles primaires et secondaires sont en première ligne dans la mise en œuvre des politiques éducatives publiques élaborée et pilotées par le ministère en charge de l’éducation. Les études de l’OCDE dans ce domaine montrent la grande variété des systèmes éducatifs dans le monde (OCDE, 2022), notamment leur degré de centralisation et les modes de fonctionnement des établissements scolaires. Dans ce domaine, le système éducatif français apparaît particulièrement centralisé (OCDE, 2020), les décisions les plus structurantes étant prises au niveau national, aussi sur les contenus des programmes que sur le fonctionnement des établissements scolaires et sur les principales variables en lien avec le recrutement et la gestion des personnels éducatifs et administratifs.
Bien entendu, les établissements scolaires sont des entités déconcentrées en étant répartis sur l’ensemble du territoire et ont obtenu juridiquement un certain degré d’autonomie, en lien avec les collectivités territoriales, dans le cadre des lois de décentralisation de 1982 et 1983. Néanmoins, une vingtaine d’année après ce mouvement de décentralisation, un rapport de l’Inspection Générale de l’Education Nationale s’interrogeait sur l’effectivité et l’efficacité de cette autonomie, qualifiée de « corsetée » (IGEN, 2006 : p.5), voire, parfois, de « fictive » par les chefs d’établissement eux-mêmes (idem, p. 21). L’essentiel demeure piloté par le Ministère de l’Education Nationale à travers des lois, décrets, circulaires et autres moyens permettant de réglementer les activités des établissements dont les acteurs ont pour l’essentiel des marges de manœuvre au niveau de la déclinaison locale des instructions reçues.
Les moments les plus paroxystiques de cette relation verticale entre le sommet et le terrain est celui des réformes qui visent une transformation systémique d’un maillon du système éducatif, avec son cortège de consultations, débats, négociations et dispositifs visant à en assurer le déploiement malgré « la résistance au changement » de certains d’acteurs du système face à des changements transformant certains aspects de leurs pratiques professionnelles et de leur autonomie au travail. La mise en place de nouvelles régulations de contrôle se heurte aux régulations autonomes des acteurs de terrain et suppose de renégocier de nouvelles modalités de régulations conjointes (Reynaud, 1989) au sein « d’espaces de discussion » (Detchessahar, 2013 ; Abord de Chatillon & Desmarais, 2017 ; Bellini et al., 2018) locaux élaborés et animés par des cadres de proximité (ici des membres des équipes de direction des établissements et inspecteurs pédagogiques).
L’une des dernières grandes réformes menées en France dans ce domaine est celle du lycée qui a non seulement transformé les programmes mais aussi les modalités de préparation et de passage des épreuves du Baccalauréat, véritable totem bicentenaire du système éducatif français qui assure le passage des diplômés vers l’enseignement supérieur. Nous présenterons la forme et implications de cette réforme dans son ensemble mais analyserons plus particulièrement l’une de ses composantes importantes : la mise en place de l’évaluations en contrôle continu désormais intégrée de façon significative dans la note finale du baccalauréat général et technologique. Après une première année de mise en œuvre de la réforme, le Ministère de l’Education national considère désormais nécessaire de mettre en place au sein de chaque lycée un « projet d’évaluation » qui représenterait un « enjeu majeur car il permet de sécuriser la procédure certificative » pour les élèves et leurs familles via la formalisation pour chaque discipline des modalités d’évaluation des élèves. Communiqué aux élèves et à leurs parents ce projet doit être élaboré par chaque équipe pédagogique dont les membres doivent s’accorder sur leurs modalités d’évaluation et les respecter par la suite. En apparence, ce dispositif peut sembler de bon sens et simple à mettre en place : nous montrerons qu’il n’en est rien aussi bien quant à son principe au regard de la réaction très hostile qu’il suscite chez les syndicats d’enseignants (par exemple https://www.snes.edu/article/projet-local-devaluation-et-vie-scolaire-ne-rien-se-laisser-imposer/) que quant à ses modalités de mise en œuvre au sein de chaque établissement. Ce dernier point a été identifié par le Ministère et les rectorats qui ont mis en place des webinaires et ateliers pour préparer les équipes de direction des établissements et les inspecteurs disciplinaires à conduire ce changement auprès d’équipes pédagogiques très hétérogènes quant à leur volonté à collaborer sur ce sujet.
Si l’approche de la régulation conjointe permet de prendre en compte la co-construction plus au moins importante des politiques publiques pour le ministère et les acteurs du terrain, elle ne précise pas l’impact de cette régulation. S’agit-il d’une négociation des contours et des contenus d’une activité isolée ou bien du sens du projet de changement, des identités des acteurs sociaux et de l’articulation de l’activité à modifier avec d’autres activités sous-jacentes qui contribuent à façonner le sens et les identités. Nous mobiliserons l’approche des pratiques sociales (Shatzki, 2002) afin d’étudier l’articulation de la pratique d’évaluation avec d’autres pratiques professionnelles (pédagogiques, organisationnelles). Cette complexité implique que les acteurs sociaux (le ministère, les syndicats à l’échelon national à travers leurs discours ; les cadres de proximité et les enseignants à l’échelon local à travers leurs interactions) ne peuvent qu’avoir une compréhension partielle de la réalité du changement dans toutes ses dimensions, d’où la difficulté de coconstruire le sens du changement.
L’un des auteurs a participé à des réunions préparatoires au niveau national et d’un rectorat en vue d’une intervention lors du webinaire national ainsi qu’à des conférences et ateliers de travail de deux jours au sein d’un rectorat en collaboration avec un chercheur en sciences de l’éducation spécialiste de l’évaluation scolaire. La préparation de ces interventions ont permis d’avoir accès à des documents internes en lien avec ce dispositif et les échanges avec les participants ont permis d’avoir un premier niveau de compréhension de ses enjeux et des difficultés de mise en œuvre. L’analyse des sites internet des principaux syndicats représentatifs des enseignants permet aussi d’avoir une idée assez claire de l’interprétation, assez éloignée de l’argumentation ministérielle, qu’ils font de ce dispositif tel qu’il est présenté officiellement dans ses objectifs et dans sa forme prescrite.
En mobilisant l’analyse critique de discours, nous allons identifier le sens donné à ce changement par le ministère et les syndicats, et identifier les pratiques sociales sous-jacentes prises en compte par ces deux acteurs. Nous étudions non seulement le sens de la réforme, mais aussi ses impacts sur les identités des acteurs et des artéfacts mobilisés dans les pratiques professionnelles étudiées.
Un espace d’affrontement entre régulations de contrôle et autonome s’ouvre ainsi entre acteurs représentant chacune de ces régulations et notre communication visera à discuter des conditions d’émergence et/ou d’élaboration d’espaces de discussion à l’échelle des établissements. En outre, nous affirmons qu’une réforme techniquement « mineure » ne peut pas être mise en place sans prendre en compte tous ses effets potentiellement « majeurs » sur les pratiques sociales et les identités des acteurs.
Bibliographie provisoire
ABORD DE CHATILLON, E., DESMARAIS C. (2017). Espaces de discussion, management et épuisement professionnel, @GRH 2017/2 (n° 23), pages 13 à 36.
BELLINI, S., DREVETON, B., GRIMAND, A., & OIRY, E. (2018). Les espaces de discussion : un vecteur de régulation des paradoxes de la Nouvelle Gestion Publique ? Revue de Gestion des Ressources Humaines, 107(1), 3-22.
DETCHESSAHAR, M. (2013). Faire face aux risques psycho-sociaux : quelques éléments d’un management par la discussion. Négociations, (1), 57-80.
IGEN-IGAENR (2006). L’EPLE et ses missions, Rapport - n° 2006-100, décembre 2006.
OCDE (2020), Perspectives des politiques de l’éducation, Éditions OCDE, Paris.
OCDE (2022), Regards sur l'éducation 2022 : Les indicateurs de l'OCDE, Éditions OCDE, Paris.
REYNAUD, J. D. (1989). Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin.
SCHATZKI, T. (2002). The Site of the Social: A Philosophical Account of the Constitution of Social Life and Change., University Park: The Pennsylvania State University Press.